""Vers midi, il choisit une toile de lin à armure simple qu'il installa sur son chevalet et recouvrit d'une couche claire, un mélange de gypse et de colle animale, sur lequel il appliqua une seconde couche faite de pigments terreux et de noir, très huileuse.Il la colora de gris, pour atténuer la blancheur de celle du dessous et préparer les effets de clair-obscur.
Il commença le portrait d'un jeune patricien, le bras gauche en appui sur un bloc de marbre rose, dans un laisser-aller qui lui donnait grande allure.sa main gauche vêtue d'un gant, en serrait un autre, très chiffonné, et Elie peindrait ses deux gants emmêlés avec tant de finesse qu'ils sembleraient surgir de la toile.Il mettrait dans son regard cette sorte d 'impatience bienveillante qu'ont seuls certains riches, et rendrait tous les détails de sa personne avec une précision extrême.pour les couleurs, il userait d'une palette restreinte, à l'exception d'une touche de rouge orangé, pour le bijou que porterait le jeune homme.
Le reste du portrait serait dans les tonalités blanches, grises et noires, faites de blanc de plomb, d'ocre et de terre d 'ombre.
Il peignit jusque tard le soir, sans relâche, et durant les cinq jours qui suivirent.
Au terme des cinq jours, il descendit le tableau du chevalet, le posa contre la paroi , et le regarda longuement.
C'était un portrait de son père en jeune patricien.Il resta assis, les yeux sur la toile.puis il prit un pinceau, signe d'un T au coin inférieur droit, retourna s'asseoir et la contempla à nouveau.C'était son tableau le plus délicat et le plus tendre.Il l'offrirait au maître, en remerciement pour ses paroles et le ferait porter chez lui dès le lendemain"
( page 168)
Se pourrait-il qu'un tableau célèbre – dont la signature présente une discrète anomalie – soit l'unique oeuvre qui nous reste d'un des plus grands peintres de la Renaissance vénitienne ? Un égal du Titien ou du Véronèse ?Né à Constantinople en 1519, Elie Soriano a émigré très jeune à Venise, masqué son identité, troqué son nom contre celui d'Elias Troyanos, fréquenté les ateliers de Titien, et fait une carrière exceptionnelle sous le nom de Turquetto : le "Petit Turc", comme l'a surnommé Titien lui-même.Metin Arditi retrace le destin mouvementé de cet artiste, né juif en terre musulmane, nourri de foi chrétienne, qui fut traîné en justice pour hérésie…
Une histoire menée de main de maître à partir d’un fait quasi avéré (L’homme au gant, exposé au Louvre, n’est pas du Titien) permet à Arditi d’imaginer la vie d’un peintre du XVIe siècle, dont l’oeuvre aurait entièrement disparu.Metin Arditi nous plonge dans la vie d'un homme tout entier voué à sa passion de peintre et nous fait remonter dans le temps jusqu'à ce XVIème siècle passionnant où se heurtent les civilisations, les religions , les enjeux politiques et les ambitions personnelles.
La biographie haletante d’un homme qui a dû mentir toute sa vie. Une belle écriture, un style rythmé et coloré qui sert à merveille le sujet, une succession de tableaux plus attachants les uns que les autres. Une vie d'homme où la passion l'emporte sur la raison.
Un récit réaliste, depuis le foisonnement du grand Bazar de Constantinople jusqu'au portrait d'une Venise attendue, belle, fourbe et cruelle à la fois.
Vraiment un très bon moment de lecture.:-)