Je languis après Venise. J’en voudrais sortir, quand j’y suis. Et quand je n’y suis plus, je brûle d’y être. Venise est dangereuse, Venise est enchanteresse. Avec les barques de Chioggia, aux voiles immenses, d’azur, de souffre et de pourpre, plus bleues, plus rouges, plus triomphantes que les galères pavoisées, au retour de Dom Juan, après la victoire de Lépante, je suis rentré par le vent du Sud, qui a le souffle ardent de la nostalgie.
Je touche à la Piazzetta, les lions rient sur les colonnes, avec leurs moustaches de la Chine. Ils sont si bien du Levant, et peut-être de Ninive, qu’ils se donnent l’air d’être nés au fond de l’Extrême Asie, dans le Fo-Kien ou l’un des Kiangs. Venise est pleine de lions en pierre, ou de chats paisiblement assis au seuil des maisons, dans l’orbe de leur queue. Les chats font des yeux heureux dans la voluptueuse Venise, et leur fourrure brille. (….)
Même si on y a déjà vécu, les premières heures à Venise sont un temps d’amour. Un plaisir sans raison et sans dessein me lance, comme une balle, d’objet en objet ; mais la balle est sur l’eau, elle vole et elle glisse.
Le clapotis des vagues, le pas de la gondole, l’appel du gondolier sur la lagune, le silence et la fleur de clarté, tout concourt au mirage nuptial : c’est la joie d’amour elle-même, de l’amour sans jugement, que rien ne déçoit et qui se croit sans limite. (….)
O folle ville sans terre. Les plus beaux palais y sont un reflet de la fantaisie, fleurs sur la prairie fluide : à de certaines heures et sous de certains ciels, ils penchent, ils se fanent. Toutes racines sont coupées de l’homme à ce qui dure. Si jamais la sensation a créé le temps, c’est à Venise.
Les morts sont cachés dans une île lointaine, encadrée de murs rouges, pareille à un coffre. Point de fondations : le plaisir est le moment. Le moment porte tout. Venise conseille l’ivresse : vivre dans un baiser,
et aussi bien y mourir.
« Vers Venise », Le voyage du Condottière, André Suarès.